L’approche dite « domiciliaire » acte la nécessité, pour les EHPAD, de s’adapter à l’attente des résidents baby-boomers à venir – à savoir vivre sa vie, se sentir chez soi même en établissement. Avoir un chez soi doit s’entendre par « habiter » au sens le plus ambitieux, c’est-à-dire exister avec sérénité au sein de la société. Cela implique pour commencer, sur le plan architectural, de disposer d’un lieu à soi seul, où l’on peut s’isoler du monde environnant, agir comme on l’entend, se sentir bien et être soi-même, un lieu dont on est le maître : en d’autres termes, d’un logement personnel crédible. Et c’est ce point d’appui, ce refuge qui donnera ensuite la force de mener une vie sociale (en l’espèce au sein de l’EHPAD), sous réserve de la qualité de sa connexion avec le monde environnant.
Cette exigence de logement personnel est valable aussi pour les personnes désorientées, ou très dépendantes. Certes, elle peut paraitre irréaliste ou peu opérante, mais cependant ce n’est pas une fiction : dans nul EHPAD on ne songerait aujourd’hui à priver ces personnes de chambres individuelles, et leur accompagnement attentif et individualisé montre leur capacité à exprimer leurs désirs et préférences ; et de plus il faut penser aux familles, deuxièmes utilisatrices de ce chez soi.
La chambre classique d’EHPAD, sauf exception, n’est pas pour l’heure ce lieu de vie à soi imprégné d’inclinations personnelles, mais plutôt une zone de survie banalisée, commandée par des exigences fonctionnelles tierces.
Passer de cette chambre à un logement personnel dans l’EHPAD du futur suppose de respecter 5 principes-clés, à prendre en compte surtout lors de l’élaboration d’un programme architectural. Nous les détaillons ci-après.
1. Différenciation spatiale des activités
Une chambre faite de 20 m2, d’un lit médicalisé, et d’une salle d’eau, se limite à la satisfaction de besoins très basiques – dormir, se laver. Agir comme on l’entend, faire ce que l’on veut, suppose que le logement soit structuré en espaces différenciés qui seront les supports symboliques et pratiques des différentes activités. On veillera ainsi à distinguer :
- une entrée : non pas un simple couloir entre placard et salle d’eau, mais un espace assurant une réelle transition entre espace commun de l’EHPAD et espace privé, et répondant à ce titre à des besoins précis, par exemple pouvoir accrocher un vêtement porté hors de chez soi, poser sa clé ou son courrier, accueillir un visiteur sans lui montrer tout le logement.
- un séjour : un véritable espace pour mener toutes activité diurnes, telles que se reposer dans un fauteuil, lire, téléphoner, consulter internet, regarder la télévision… et aussi, point essentiel, recevoir confortablement sa famille, ses amis, ses voisins, sans avoir à les faire asseoir sur le lit (sauf si ce dernier devient un divan le jour, voir plus bas), ce qui suppose par exemple de pouvoir installer une table, des chaises.
- une kitchenette : certes pas une cuisine sophistiquée de logement de résidence autonomie, mais un équipement néanmoins assez complet pour rendre au résident – et à sa famille – une liberté tout à fait caractéristique du chez soi, celle de se faire un café ou un thé (petit évier, petit plan de travail avec cafetière ou bouilloire), de garder au frais une bière ou un jus de fruit (petit réfrigérateur), de réchauffer un petit en-cas (micro-ondes, plaques électriques)… Cette kitchenette sera ajustable de façon à s’adapter aux capacités de chaque résident;
- un coin nuit : non plus en position d’accaparer le logement, mais convenablement en retrait, visible dans un second temps depuis l’entrée, paraissant subordonné au séjour, avec un lit rendu suffisamment discret dans son implantation et son éventuel caractère médicalisé.
- une salle d’eau (vasque, WC, douche) : elle aussi convenablement en retrait ; et si possible sans présenter l’aspect saillant et transparent habituel, donc placée hors du volume principal du logement (par exemple, solution de deux salles d’eau implantées côte-à-côte entre les deux logements concernés)
- une connexion avec l’extérieur : pour enrichir l’ambiance du logement, lui donner de l’épaisseur, lui procurer un excellent éclairement naturel et une vue, permettre une jouissance privative des alentours. Il pourra s’agir d’un accès direct au jardin si on est au RdC, d’une terrasse ou loggia, ou au minimum d’une fenêtre ou porte-fenêtre bien meublante (c’est-à-dire de grande surface, avec un encadrement, des accessoires, de la profondeur, un garde-corps en arrière-plan, la possibilité d’installer des plantes…);
Un tel logement, riche de tous ces espaces, doit atteindre au minimum 25 m2 et idéalement 30 m2 ; ces valeurs font consensus aujourd’hui.
2. Intimité
Le logement doit permettre de s’isoler quand on le souhaite du monde environnant et notamment du contexte de l’EHPAD. A cet effet :
- l’entrée évoquée plus haut doit être conçue de telle façon qu’elle éloigne suffisamment le reste du logement de la circulation commune
- la porte d’entrée devra assurer une isolation acoustique suffisante (sans atteindre nécessairement le niveau d’une porte palière réglementaire, la manœuvrabilité du vantail par le résident devant être préservée)
- les parois entre logements, ou entre logements et autres locaux (planchers haut et bas, cloisons séparatives) devront respecter les valeurs réglementaires ou normatives d’isolation acoustique.
Des éléments utilitaires ou décoratifs à la connotation typiquement résidentielle (boîte aux lettres, sonnette, bouton et parement de porte…), et leur emploi véritable bien sûr, pourront confirmer la nature privée et intime du logement dès son abord.
3. Liberté d'aménagement
Disposer d’un logement, de ce lieu dont on est maître, être réellement chez soi, implique de jouir de la liberté d’aménagement normalement reconnue à tout locataire.
Cette liberté doit non seulement porter sur les classiques objets et petits meubles, mais aussi :
- sur le nombre, la taille, la disposition de gros meubles personnels ; parmi ceux-ci, il peut y avoir éventuellement le lit personnel si le résident est encore autonome (un lit médicalisé pourra lui être proposé plus tard)
- sur la nature (peinture mate sans toile de verre, tapisserie vinyle ou textile), le motif et la couleur des revêtements muraux, dont le choix pourra être laissé totalement libre ou au minimum proposé sur une large palette
- sur la nature des luminaires, qui ne seront pas obligatoirement les modèles fonctionnels généralement présents dans les EHPAD : quoi de plus légitime, lorsqu’on est chez soi, de pouvoir installer au plafond la suspension, les appliques auxquelles on tient ?
- sur la nature, le motif ou la couleur des accessoires décoratifs fixes, comme les rideaux par exemple.
Il y a ainsi garantie, non seulement de personnaliser véritablement son cadre de vie, mais aussi d’échapper à l’esthétique hospitalière qui domine encore largement en EHPAD. Les critères fonctionnels et hygiénistes ne doivent pas l’emporter sur les choix du résident et de sa famille, l’aspect domestique et familier doit primer. Cette logique sera également à suivre pour les revêtements échappant aux décisions du résident : sol carrelé et faïence murale dans la salle d’eau, sol PVC évolué imitant le parquet et plinthes bois dans le reste du logement…
Par ailleurs, le plein exercice de la liberté d’aménagement, le fait même d’entrer dans son nouveau chez soi, supposent par essence que soit proposé un véritable processus d’emménagement, et non plus imposée une admission expéditive (le terme « admission », du reste, est antinomique d’une conception domiciliaire). Ce processus devrait comprendre : la présentation du futur logement totalement vide et non pas chargé de l’ameublement type de l’EHPAD, un temps suffisant (au minimum une semaine, si possible deux à trois semaines) offert au résident et à la famille pour réfléchir à l’aménagement et à la décoration, un temps de travaux et d’installation (revêtements, luminaires, accessoires, meubles), et enfin l’emménagement proprement dit de la personne. Pour offrir un tel délai tout en préservant sa viabilité économique, l’EHPAD pourra se doter de quelques logements tampons (au-delà de la capacité autorisée), permettant un hébergement provisoire du résident le temps que son logement définitif soit prêt.
4. Libre position du lit
Permettre au résident de choisir la position de son lit, ou en tout cas de choisir entre deux ou trois positions préétablies dont une au moins le long du mur, est un point particulièrement crucial de la liberté d’aménagement. La position centrale et perpendiculaire du lit généralement imposée, en conférant à celui-ci le premier rôle et en stérilisant tout l’espace autour, est en effet anti-domiciliaire au possible ; d’inspiration totalement hospitalière et institutionnelle (d’autant que le lit revêt un aspect fortement médicalisé), elle nuit à la différenciation spatiale des activités et à l’ambiance, et peut même gêner les déplacements autonomes du résident.
La position le long du mur, notamment, est décisive, car elle permet justement d’inverser radicalement la tendance, avec un coin nuit réduit à une plus juste proportion (plus périphérique, de moindre encombrement), et un espace séjour devenant l’élément majeur du logement (plus vaste, plus central),… Le logement peut ainsi revêtir les atours d’un salon, avec un ameublement personnel potentiellement plus important (gros meubles, fauteuils, éléments de décoration) et un lit pouvant servir de divan le jour, avec quelques coussins.
Comme vu plus haut, le lit personnel pourrait par ailleurs être utilisé tant que le résident est autonome ; si toutefois cela est jugé délicat (maniement et entretien du lit, confort du résident, caractère négatif du passage du lit personnel au lit médicalisé lorsque la dépendance croissante l’exige…), le lit médicalisé sera choisi dans une gamme d’aspect le plus domestique possible.
5. Adaptation du logement dans le temps
Une autre liberté associée à un vrai logement personnel est de pouvoir y vivre le plus longtemps possible, sans être déplacé à son corps défendant par une autorité tierce. Il faudra donc que le logement s’adapte aux besoins évolutifs du résident.
Une réflexion poussée sur les différentes évolutions possibles des résidents et sur les solutions d’adaptation architecturale à prévoir en réponse sera à mener lors de la conception architecturale des logements. A noter, il conviendra de conserver dans ces solutions une marge de manœuvre, de façon à tenir compte des situations et capacités de chaque résident ; la liberté d’aménagement devra être préservée jusqu’au bout, autant que possible.
Les solutions d’adaptation réfléchies d’avance peuvent être par exemple :
- la possibilité de passer aisément du lit personnel au lit médicalisé, ou du lit installé le long du mur au lit perpendiculaire, les différentes positions du lit restant compatibles avec les différents usages et équipements du logement
- la pré-installation d’un rail de levage, lui aussi compatible avec les différentes positions du lit, et par ailleurs très discret (en L ou I pour la simplicité, encastré dans un faux-plafond et ainsi juste affleurant, doté d’une niche murale pour le rangement invisible du moteur…)
- la possibilité d’adapter les équipements de la kitchenette, voire de retirer ou dissimuler celle-ci toute entière.
Le logement, comme on l’a vu, est la base du chez soi, du fait d’habiter et d’exister dans la société. Nous savons tous, dans notre expérience personnelle du logement, que c’est sa poétique, qui fait son charme et son intérêt, pas sa seule rationalité. Or nous avons laissé la poétique déserter les EHPAD, et notamment leurs chambres. Une chambre de 20 m2 avec un lit au milieu est vide de poétique, de vie, c’est un lieu quasi inhumain. Renouer avec la poétique et l’épaisseur humaine, voilà le défi architectural qui nous attend en EHPAD.